Le surlendemain à Paris, Fortuné se présenta au poste de police, non sans avoir visité auparavant Champoiseau pour recueillir les dernières nouvelles. Le vieil homme était allé se renseigner au poste de police, mais n’avait pas été reçu. Il confirma à Fortuné que, d’après ses informations, la femme n’avait pas reparu depuis.

La police, elle, confirma à l’employé de Veritas qu’un homme et une femme avaient bien été amenés ici il y a quatre jours pour une histoire de disparition, puis en étaient ressortis libres après quelques heures. Fortuné fut soulagé. Mais cela ne lui indiquait pas comment retrouver Théodore. Et le fait que la femme restât invisible piqua sa curiosité.
Théo n’avait pas d’adresse, pas de métier connu, pas même d’identité puisqu’il passait pour mort depuis l’attentat de Fieschi. Il avait fait promettre à ses proches de taire son existence.
Lorsque Fortuné lui demandait comment il pourrait le contacter, Théo répondait qu’en cas d’urgence, c’est lui qui viendrait le trouver chez lui, rue Grange-Batelière, ou à Veritas.
Était-ce aujourd’hui un cas d’urgence ?
Fortuné passa à Veritas, place de la Bourse. Lefebvre ne fut qu’à moitié surpris de le voir. D’un côté, il n’espérait son retour de Bretagne que la semaine suivante, de l’autre…
– Monsieur Petitcolin, quel bonheur ! s’exclama-t-il. Veritas vous manque ? Où serait-ce que vous venez récupérer un message qui a été déposé ici à votre intention ?
Théo avait pris la peine de donner des nouvelles.

Chaque rendez-vous avec son ami permettait à Fortuné de découvrir un nouveau coin de Paris ou des faubourgs. Cet après-midi, destination rue du Marché-aux-chevaux, dans le faubourg Saint-Marcel. Une gargote tranquille qui semblait n’être connue que des habitués et de Théodore.
Fortuné et lui occupaient le coin d’une large table sur laquelle étaient posés une bouteille et deux verres.
– Désolé d’avoir écourté votre voyage en amoureux, commença Théo. J’en veux à Champoiseau de t’avoir écrit. C’était inutile.
– Tout est bien qui finit bien. A-t-on retrouvé cet homme ?
– Pas que je sache. Il a vraiment disparu. La Grande Licorne est fermée pour l’instant. Il en est – ou était – propriétaire.
– C’est bien lui que nous avions vu agresser cette jeune femme ?
– C’est lui.
– Pourquoi la police t-a t-elle arrêté ?
– Il ne s’agit pas d’une arrestation, Fortuné, mais d’un interrogatoire.
– Mais pourquoi t’interroger, toi ? Tu connaissais cet homme ? Tu l’as rencontré d’autres fois ?
– Je ne le connais pas. Mais, oui, je suis allé une autre fois à La Grande Licorne. Il était là. Il m’a reconnu. Voilà le résultat.
Théodore sorti le bras droit de sa redingote et remonta sa chemise sur son avant bras, entouré sous le coude par une bande de tissu de dix centimètres de large.
– Coup de hachoir, précisa-t-il. C’est un miracle si je peux encore utiliser ma main.
– Mais pourquoi es-tu retourné là-bas ? Tu es fou ? Qu’as-tu à voir avec cet homme ?
Théodore sourit en regardant son ami dans les yeux.
– Cherche la femme, plutôt… Le 19 février, elle m’a fait promettre de revenir surveiller régulièrement que tout allait bien.
– Laisse cela à d’autres ! Tu n’es pas un justicier !
Théodore ne dit rien, se contentant d’arborer le même sourire.
– Si ?…
L’homme en noir restait silencieux. Il y avait quelque chose dont il ne souhaitait visiblement pas parler.
– Je comprends maintenant pourquoi la police a souhaité vous interroger, toi et cette femme, reprit Fortuné. A t-elle un nom, d’ailleurs ?
– Je l’ignore.
– En tout cas, la police est plus douée que moi pour te trouver ! Je ne vais pas te demander comment elle a fait, je connais ta réponse. Pourquoi ne vous a-t-elle retenus que si peu de temps ?… Je dirais que vous êtes des suspects idéaux !
– Elle n’a aucune preuve contre moi et je suppose qu’elle n’a pas que cela à faire.
– As-tu revu cette femme depuis ?
– Non.
– Sais-tu où elle habite ?
– Non.
– Crois-tu qu’elle ait tué cet homme ?
– J’en doute. Ce n’est pas parce qu’on se dispute avec quelqu’un qu’on le tue. Et ce n’est pas parce qu’on disparaît qu’on est mort.
– Certes… Cet homme, où est-il passé, d’après toi ?
– Je l’ignore.
– Tout cela est fini, alors ?
– Oui, sauf si l’homme réapparaît.
– Et toi, Théo, quand cesseras-tu d’apparaître et de disparaître, sans que l’on sache jamais où te trouver ? Est-ce ta nouvelle fonction, désormais : justicier invisible ?
Comme son ami restait silencieux, Fortuné poursuivit :
– Nous avons tous été bouleversés par les événements de juillet dernier…
Fortuné n’osait pas évoquer directement Corinne, l’ancienne maîtresse de Théo qui avait trahi sa confiance en lui cachant sa relation avec un autre homme.
– Nous nous connaissons depuis l’enfance. Si tu ne me fais pas confiance, à qui le feras-tu ?
– Je te fais confiance, Fortuné, sinon nous ne serions pas ici aujourd’hui. Ce n’est pas une question de confiance. Je n’ai de comptes à rendre à personne, pas même à mes amis.
Fortuné ne savait plus quoi dire. Théo rit doucement et lui donna une tape dans le dos :
– Tu voudrais vraiment que Théodore Bonnefoy ressuscite ? Allons, Fortuné ! J’ai voulu disparaître il y a huit mois, ce n’est pas pour ré-endosser aujourd’hui mon nom, ré-emménager dans mon appartement et retrouver mes proches !
C’était à peu près la seule évidence pour Fortuné dans toute cette histoire. Soudain, une idée lui vint :
– Si tu me fais confiance, Théo, alors promets-moi que si l’homme du restaurant refait surface, tu m’en avertis aussitôt.
Son compagnon hocha la tête en signe d’acquiescement.
Ils parlèrent encore un moment. Fortuné tenta bien d’inviter son ami dans son appartement rue Grange-Batelière ou à son club de canne, mais à force de se voir répondre « je ne le souhaite pas » ou « je ne sais pas », il renonça. Il ne chercha plus à prolonger artificiellement la conversation et ils se quittèrent à quatre heures.

Fortuné retrouva Héloïse. Il lui fit le récit de sa rencontre, qu’elle écouta avec une moue dubitative. Ils décidèrent d’aller au théâtre. On jouait ce soir-là L’Avare.
Pendant toute la soirée, Fortuné pensa au patron de La Grande licorne. Il ne croyait pas aux hasards aujourd’hui plus qu’hier. Mais peut-être qu’après tout, Théodore avait raison : si l’homme ne réapparaissait pas, tout cela finirait par passer.